Italie – Suède
Ils sont environ quatre-vingt-dix hommes à avoir été orientés ici, dans ce gymnase du 19ème arrondissement de Paris, après avoir appelé le numéro d’urgence du Samu Social. Quatre-vingt dix hommes à dormir sur des lits de camp sommaires, bien alignés par rangée de neuf. Des couvertures, un repas chaud, des douches de vestiaire. Mais aucun profil type : beaucoup de Français, des jeunes, quelques demandeurs d’asile afghans et des personnes plus âgées. Un quart d’entre eux travaillent pourtant : quelques-uns en cuisine, certains sont agents de service. Et d’autres attendent toute la journée, dans la rue, dans le métro, pour pousser les portes du gymnase et s’abriter du froid pour la nuit. Quatre-vingt-dix hommes, et parmi eux Solal.
J’aimerais bien écrire qu’autour d’un jeu de société on redistribue les cartes, mais Solal et moi jouions aux échecs ce lundi-là.
« Tu choisis l’ouverture suédoise, ça alors ! Je n’irai pas dans ton jeu, je ferai l’italienne ! Nous verrons bien quel pays l’emportera. » me lance-t-il au début de la partie. Solal réfléchit à voix haute, commentant chaque nouvelle position sur l’échiquier : « quel coup faible », « tu as peur », « bien joué, tu veux très certainement prendre mon cavalier », « il faut que je bouge mon fou pour t’attaquer par la gauche », « tu roques déjà ? ». Gênant quelque peu les autres hébergés, derrière nous, qui regardent la projection sur grand écran du film Home. Peut-être une stratégie pour me déconcentrer ou m’induire en erreur. Je m’en amuse et profite de ses bavardages pour l’amener sur un autre terrain de jeu : sa vie.
D’origine congolaise, Solal n’a pas soixante ans. Les échecs, c’est son oncle géographe qui lui a appris à jouer, quand il est arrivé en France dans les années 80. « En Afrique, tout le monde préfère le jeu de dames », qu’il pratique depuis l’enfance et maîtrise mieux. Mais ce sont dans les livres qu’il apprend à « jouer théoriquement ». Il se lance alors dans une étude comparée ‘dames/échecs’, me parle de l’internationalité du jeu, des ponts avec la boxe, des tournois mondiaux et des grands maîtres russes. Avant de revenir sur ce qui l’amène ici : d’autres ‘échecs’ qui l’ont rattrapé ensuite. Il préfère ne pas trop en parler, « ça ne sert à rien ». Solal a deux enfants : l’un est ingénieur électrotechnique, sa dernière vient de passer le baccalauréat. Pensant que leur père dort chez un ami, ils prennent régulièrement des nouvelles mais s’inquiètent peu. « Tout ira mieux, il n’y a pas de raison », il en est certain.
Des échanges et quelques erreurs plus tard, après une heure de jeu, il finit par abandonner en couchant son roi. Amusé, il me serre la main puis me dit ironiquement : « Les échecs, c’est comme un langage. Un peu comme la salsa : je danse, ma partenaire danse ! On communique sans parler. »
Italie 0 – 1 Suède
Quentin C